2

 

C’était au tour de Keir, à présent, d’échauffer ma peau et mes sens sous ses caresses. Je ronronnais presque de plaisir de sentir ses mains douces et chaudes courir sur mon corps.

Enhardi par ma réaction, il s’empara de mes lèvres pour un long baiser fougueux qui nous laissa l’un et l’autre pantelants. Pas un instant, ce faisant, il ne cessa de me prodiguer ses caresses, titillant les points sensibles de mon anatomie qui n’avait plus de secrets pour lui.

Pendant ce qui me parut durer une éternité, délicieuse et éprouvante à la fois, il s’attarda en haut de mes cuisses.

— Keir… suppliai-je en m’arc-boutant sur le lit.

Cela le fit rire doucement.

— Un peu de patience, Lara. Nous avons tout le temps.

Hardiment, je tendis la main pour m’emparer de ce que je convoitais. Vif comme l’éclair, il m’en empêcha en me saisissant le poignet. Mon grognement de frustration le fit rire. Une courte lutte s’ensuivit, au terme de laquelle je me retrouvai allongée de tout mon long sur le lit, les bras relevés et les poignets fermement retenus au-dessus de ma tête par une de ses mains.

Nos fourrures avaient glissé au sol. L’air froid caressait ma peau brûlante, durcissant la pointe de mes seins et me coupant le souffle. Keir se dressait dans la pénombre. Il y avait juste assez de lumière pour que je puisse distinguer le désir qui brillait dans ses yeux, et sur son visage un air espiègle que je n’y avais jamais vu.

Levant la tête, je tentai de l’embrasser, mais il fit en sorte que mes lèvres n’atteignent que sa joue. En proie à une frustration intense, je laissai retomber ma tête sur le lit et poussai un grognement de protestation. Keir se pencha, manifestement content de lui, et mouilla d’un coup de langue la plage de peau sensible entre mes seins. Lorsqu’il se mit à souffler doucement sur la zone ainsi humidifiée, je fermai les yeux et m’enfonçai dans un abîme de plaisir.

Il n’en avait pas fini avec mes seins, qu’il entreprit d’explorer longuement avec ses lèvres, avec ses dents, avec sa langue, ignorant délibérément leurs pointes durcies.

N’ayant pas été généreusement dotée par la nature dans ce domaine, je n’avais jamais vu en ma poitrine un atout de séduction, mais Keir semblait s’en satisfaire pleinement.

— Keir… suppliai-je de nouveau avec impatience.

— Lara.

L’air glacial ne refroidissait en rien la chaleur brûlante qui naissait au contact de nos deux corps. Ses jambes emprisonnaient les miennes. Je tentai de les écarter, mais il les maintint fermement en place, sans cesser de tourmenter mes seins sous ses baisers.

Enfin, sa main se posa de manière possessive sur mon bas-ventre. Je roulai des hanches pour l’inciter à poursuivre son exploration, mais ses doigts n’allèrent pas plus loin.

— Tu es si belle… murmura-t-il d’une voix rauque.

Ouvrant de grands yeux, je m’apprêtai à protester que je ne l’étais qu’à ses yeux, mais il me fit taire d’un baiser.

— Tu es parfaite, renchérit-il ensuite. Tout simplement parfaite. Tout en toi est beau, flamme de mon cœur.

Ses doigts, finalement, se décidèrent à explorer les plis de mon intimité, qu’ils caressèrent lentement. Il me lâcha les mains et je pus me pendre à son cou en étouffant un sanglot de joie et de plaisir mêlés.

Mais ce n’était pas encore assez. Je voulais plus, beaucoup plus que cela. Et quand il me pénétra enfin d’un mouvement souple, j’eus tout ce que je désirais – tout, et beaucoup plus encore.

Nous demeurâmes un long moment allongés l’un contre l’autre, à tenter de reprendre notre souffle et nos esprits. Me pencher pour ramasser nos fourrures me semblait une tâche insurmontable, mais je m’y forçai, sachant que nous risquions de prendre froid. Je les arrangeai soigneusement, de manière qu’elles nous recouvrent tous deux. Elles conservaient encore un peu de notre chaleur, et je m’y blottis avec un soupir de bien-être.

Tandis que je me collais contre lui, Keir ouvrit les yeux et m’adressa un sourire de fauve repu. Je commençais à sombrer de nouveau dans le sommeil quand il demanda :

— Tu as été blessée ?

Sa main effleurait mon avant-bras gauche.

— Juste un bleu, répondis-je. Je n’ai pas réussi à bloquer un coup d’épée avec mon bouclier.

— Marcus m’a dit que tu voulais apprendre à te battre pour me protéger, reprit-il en me caressant le bras. Cela me va droit au cœur, Lara. Et Marcus se trompe. Avec suffisamment d’entraînement, tu pourrais devenir une guerrière redoutable. Tu peux devenir ce que tu veux, à partir du moment où tu décides de le devenir.

Je souris contre sa poitrine. Dans le noir, sa voix était douce comme une caresse.

— Cependant, poursuivit-il, je pense que ton temps sera plus utilement employé à faire ce que tu sais faire, maîtresse guérisseuse. Apprendre à ne pas gêner tes gardes du corps dans un combat est une bonne chose. Mais concentre-toi sur les compétences que tu possèdes déjà plutôt que sur celles qui te font défaut.

— L’armure ne me manquera pas, répondis-je avec un haussement d’épaules. C’est une véritable étuve.

Une lueur de convoitise dansa dans les yeux de Keir, qui me fit rouler sur le dos et se replaça au-dessus de moi, appuyé sur les coudes.

— Tu as quelque chose contre la sueur ? demanda-t-il.

— Moi ? Rien du tout !

Je nouai mes mains derrière sa nuque et attirai ses lèvres vers les miennes en murmurant :

— Laisse-moi te le prouver encore une fois.

Le lendemain matin, je m’éveillai le sourire aux lèvres dans un lit vide. Je n’en fus pas surprise : comme d’habitude, Keir avait dû se lever dès l’aube.

Je m’étirai langoureusement dans la chaleur du lit et remarquai alors seulement le silence qui régnait. Pourquoi ne percevais-je pas les bruits habituels d’une armée en campagne s’apprêtant à lever le camp ?

Et combien de temps avais-je dormi, au juste ?

Saisissant la pile de vêtements que je gardais près du lit, je les glissai sous les fourrures pour les réchauffer quelques instants. Puis je m’habillai rapidement et passai en bandoulière ma sacoche de premiers secours avant de sortir de la tente.

Je trouvai Marcus assis à l’extérieur en compagnie de mes gardes du corps. En me voyant, ceux-ci se levèrent et se dirigèrent en silence vers la tente. À travers les brumes de l’éveil, j’entendis Marcus m’accueillir d’un laconique :

— Enfin !

Je m’emparai du bol de kavage fumant qu’il me tendait. Pendant que je le buvais à petites gorgées, la toile de tente s’effondra d’un coup derrière moi. Tournant la tête, je vis Rafe, Prest et Ander affairés à la démonter. Marcus me tendit un morceau de pain accompagné de viande froide et répondit à la question qu’il lut dans mes yeux.

— Avant de partir, le Maître nous a ordonné de vous laisser dormir. Nous le rattraperons ensuite.

J’acquiesçai d’un signe de tête tout en dévorant à belles dents mon petit déjeuner. Marcus étouffa le feu de camp sous la cendre et me versa le reste du kavage avant d’empaqueter son équipement. Savourant l’amertume de cette boisson tonique et typiquement firelandaise à laquelle je m’étais si vite habituée, j’observai le ciel d’un bleu limpide et sans nuages. Il flottait cependant dans l’air une odeur de neige portée par l’air vif venu des montagnes.

Pendant que je dormais, l’armée avait fini de lever le camp et de s’ébranler. Au loin, j’apercevais encore la queue du cortège de cavaliers sur le point de disparaître derrière un rideau d’arbres. J’avais vraiment dû dormir d’un sommeil de plomb pour ne pas les entendre.

Puis je me rappelai à quoi Keir et moi avions occupé notre nuit et cessai de m’étonner. Je plongeai le nez dans mon bol pour dissimuler mon sourire et la soudaine rougeur de mes joues.

Ses préparatifs achevés, Marcus alla donner un coup de main à Rafe et Prest. Ander et Yveni, quant à eux, allèrent chercher les chevaux de bât qui paissaient non loin de là. Grandcœur se trouvait parmi eux – endormi, bien entendu. Je devinais qu’on m’avait confié cette monture précisément à cause de sa tendance à la somnolence et de mes dons prétendument limités de cavalière.

L’agitation autour de lui eut raison du sommeil de Grandcœur. Il ouvrit ses grands yeux bruns, et quand il me vit, il s’ébroua et vint vers moi. Comme s’il avait donné le signal du départ, les autres chevaux firent de même et se rapprochèrent de notre groupe.

— Où se trouve Keir ? demandai-je en buvant mon kavage jusqu’à la dernière goutte.

Le breuvage miraculeux avait rempli son office. Je me sentais déjà beaucoup plus alerte.

— Nous allons aller à sa rencontre, répondit Rafe, qui arrimait les charges sur les chevaux de bât.

Il n’en dit pas davantage. Mais il avait sur les lèvres un petit sourire entendu, identique à celui qu’arborait Prest, qui me fit comprendre qu’il se tramait quelque chose.

Grandcœur était venu nicher sa tête contre mon cou. Je me penchai pour caresser les cicatrices qui lui balafraient le poitrail et lui flattai les oreilles. C’était un cheval de bonne taille, et il me paraissait tout à fait irréaliste d’espérer pouvoir un jour bondir sur son dos.

— Dépêchons-nous ! marmonna Marcus.

Mes gardes du corps attendirent que je me sois mise en selle pour faire de même et nous partîmes au trot. Puisque l’armée avançait au pas, il ne nous fallut pas longtemps pour la rejoindre. Marcus ne ralentit pas l’allure et nous fit remonter la longue colonne de guerriers. Il me paraissait évident qu’il voulait rejoindre Keir au plus vite.

Au passage, quelques cavaliers me saluaient, mais il y en avait aussi bien d’autres qui se rembrunissaient. Je soupirai : le patient travail de sape réalisé par Iften commençait à porter ses fruits.

Au bout d’un moment, Marcus rejeta la tête en arrière et lança vers le ciel un long cri. Un autre, venu de l’avant de la colonne, ne tarda pas à lui répondre. Notre groupe partit au galop dans cette direction. Rafe et Prest chevauchaient en tête, Ander et Yveni fermaient la marche.

En émergeant de la forêt que nous traversions, nous vîmes Keir venir vers nous au galop.

— Son Altesse a dormi tard, expliqua Marcus quand nous nous fûmes rejoints.

— Elle avait de bonnes raisons pour cela.

Keir s’était exprimé d’un ton neutre, mais il y avait dans son regard une lueur qui ne trompait pas. Je me sentis rougir, ce qui amena sur ses lèvres ce sourire qu’il ne réservait qu’à moi et auquel j’étais incapable de résister.

Il fit manœuvrer son cheval pour venir le placer à côté du mien et tendit le bras pour me caresser la joue.

— Lara, dit-il en me fixant gravement. Puis-je te demander quelque chose ?

— Naturellement, répondis-je. Quoi donc ?

Il s’éclaircit la voix avant de poursuivre.

— J’aimerais te donner ton premier aperçu de mon pays, si tu veux bien me suivre. Les éclaireurs sont tombés sur un point de vue unique lors de leur mission de reconnaissance. On y découvre toute l’étendue de la Grande Prairie.

— Mais bien sûr ! répondis-je avec enthousiasme. J’en serais ravie.

Mal à l’aise, il détourna le regard et bafouilla :

— Voudrais-tu… Est-ce que je pourrais…

C’était bien la première fois que je le voyais embarrassé. En réponse au regard intrigué que je lui lançais, il soupira et déclara d’une traite :

— J’aimerais te tenir dans mes bras pour cela.

Sans prononcer un mot, je me penchai sur le côté pour qu’il puisse passer un bras autour de ma taille. Sans effort, il me souleva et m’installa sur sa selle devant lui. Quand ce fut fait, je lui murmurai à l’oreille :

— Rien ne pourrait me faire plus plaisir…

Il se rengorgea et émit un claquement de langue pour faire repartir son cheval. Les autres nous suivirent, Grandcœur à la traîne. Nous regagnâmes le couvert des arbres, suivant une piste à peine tracée qui s’éloignait en biais de la vallée. Je me blottis contre Keir, qui raffermit l’emprise de ses bras autour de moi. C’était ainsi que nous nous étions éloignés de Fort-Cascade, quand j’avais décidé contre sa volonté de le suivre. Il me semblait tout naturel d’avoir mon premier aperçu de la Grande Prairie serrée contre lui.

Le sentier longeait à présent un mur de pierre couvert de lierre et effondré par endroits. Je tendis le cou pour distinguer, à travers ces brèches, ce qui ressemblait à une vieille tour à moitié en ruine – de toute évidence, un ancien poste de guet installé le long de la frontière par mon ancêtre Xyson, le Bâtisseur. Une fois le mur franchi, Keir imprima une allure plus rapide à sa monture. Peut-être ne vis-je pas le temps passer. Toujours est-il que nous arrivâmes à destination bien plus rapidement que je ne l’avais imaginé.

Aux abords de la tour, j’entendis Keir me murmurer à l’oreille :

— Ferme les yeux, Lara.

En souriant, je m’empressai de lui obéir.

Tout à coup, je sentis le soleil me caresser le visage et devinai que nous étions sortis du couvert des arbres. Keir fit stopper son étalon et j’entendis les autres l’imiter autour de nous. Les mains posées sur mes hanches, il me fit pivoter légèrement sur le côté et dit avec emphase :

— Contemple la Grande Prairie, Captive !

J’ouvris les paupières, et mon estomac faillit me trahir.

Nous nous trouvions à l’extrémité d’une corniche qui surplombait le vide de manière inquiétante. En bas, loin en dessous de nous, les forêts s’arrêtaient là où la vallée s’élargissait, débouchant sur une énorme plaine qui se déroulait comme un vaste tapis coloré sous le soleil. Cette terre paraissait accablée de chaleur, ravagée par un gigantesque incendie qui faisait courir partout ses flammes rouge et jaune.

— Mais… ça brûle ! m’étonnai-je dans un souffle.

Cela fit rire Keir, qui m’expliqua :

— Ce n’est qu’une illusion, Lara. Les herbes hautes, avant la saison des neiges, passent par toutes les nuances du jaune et du rouge. Le vent, en les agitant comme des vagues, donne l’impression qu’elles sont en feu.

Le Fireland, ou pays du feu. Je ne m’étonnais plus qu’on ait appelé ainsi la patrie de Keir…

En plissant les yeux, j’apercevais au sortir de la vallée l’armée qui émergeait peu à peu, comme un long serpent, du couvert des arbres. Je levai la tête vers le sommet de la tour qui nous dominait, regrettant de ne pouvoir y monter. Pour un poste de guet, le site était idéal. Quelle vue on devait avoir, de là-haut !

Mais mes yeux, irrésistiblement attirés, revenaient se poser sur l’horizon lointain – une interminable ligne droite, sans début ni fin, qui s’étirait jusqu’à l’infini. La Grande Prairie s’étendait aussi loin que portait le regard. Le ciel, au-dessus d’elle, me semblait plus impressionnant encore. Il courait d’un horizon à l’autre, illimité, et je n’avais pas de mots pour le décrire, ni pour décrire ce que je ressentais. Toute ma vie, j’avais vécu dans l’abri rassurant d’une vallée montagneuse, entourée des pics que l’on découvrait des fenêtres de Fort-Cascade. Cela me donnait une sensation de vertige de voir soudain s’ouvrir sous mes yeux un monde si vaste, si exposé, si libre, si… effrayant.

Saisie par un frisson qui me secoua de la tête aux pieds, je déglutis péniblement. Depuis que Keir avait fait de moi sa Captive, je m’étais progressivement habituée à lui, à son peuple, à leurs coutumes. Au cours des dernières semaines, j’avais été si occupée à résoudre toute une série de problèmes que le doute n’avait pas eu le temps de s’insinuer en moi, pas plus que la peur.

Mais j’étais à présent dos au mur, dans l’impossibilité de reculer. Je me trouvais à la frontière d’un pays inconnu, parlant une langue qui n’était pas la mienne, en compagnie d’étrangers dont les traditions, de bien des manières, étaient pour moi incompréhensibles et choquantes. Et à l’instant où tout cela m’apparaissait clairement, dans un éclair de lucidité, la frayeur m’envahit et le mal du pays me submergea.

Autour de moi, je sentis l’emprise des bras de Keir se resserrer. Il posa ses mains sur les miennes pour me communiquer sa chaleur.

— N’aie pas peur, Lara, me murmura-t-il à l’oreille.

— Tout est… tellement différent.

Je ne quittais pas du regard le spectacle qui s’offrait à moi – je ne voulais pas que Keir remarque les larmes qui s’accumulaient dans mes yeux. Derrière moi, je le sentis acquiescer d’un hochement de tête.

— C’est vrai, reconnut-il. Aussi différent et effrayant qu’un pays où l’on se trouve cerné par de hautes montagnes qui bloquent en permanence la vue et le soleil.

Je tournai la tête et croisai par-dessus mon épaule son regard d’un bleu si profond. Et même si ce n’était pas facile dans cette position, je lui donnai un baiser léger, qu’il me rendit. Puis je me retournai et me coulai contre lui avec un soupir. Savoir que le royaume de Xy avait dû lui paraître très étrange également, lorsqu’il l’avait découvert, me procurait un certain soulagement. Ma peur n’avait pas totalement disparu, mais elle s’était atténuée. Et avec le soutien de Keir, je pourrais la supporter.

— Si nous ne partons pas tout de suite, maugréa Marcus, l’armée atteindra la Grande Prairie sans son Seigneur de Guerre.

Keir se mit à rire.

— Cela ne risque pas d’arriver !

Habilement, il conduisit sa monture près de la mienne, me remit en selle sur Grandcœur et lança :

— Suivez-moi !

Le sentier forestier contournait l’éperon rocheux et formait à flanc de montagne un raccourci en lacets que nous empruntâmes prudemment. Il nous amena directement au débouché de la vallée, non loin de l’endroit où l’armée était en train de se rassembler. Keir prit au galop la tête de notre petit groupe, un sourire de pur délice aux lèvres.

Je n’aurais pas imaginé cela possible, mais la Grande Prairie paraissait plus infinie encore lorsqu’on la voyait se dérouler devant soi. Les motifs de rouge et de jaune se distinguaient nettement, à présent. Je comprenais mieux pourquoi les Firelandais vénéraient les Éléments – le Feu et la Terre, l’Air et l’Eau. Aurait-il pu en être autrement, dans un tel pays ? Je me prenais à rêver à ce qu’une tempête pouvait donner dans de telles étendues, ou un coucher de soleil sur cet horizon.

Soudain pressée de découvrir d’autres facettes de ce monde nouveau qui s’offrait à moi, je poussai mon cheval avec davantage d’ardeur. Keir longeait ses troupes en direction d’une éminence sur laquelle les chefs de guerre s’étaient rassemblés.

Quand il stoppa son étalon, il les salua tous d’un grand sourire. Ils le saluèrent en retour avec plus ou moins de spontanéité et d’enthousiasme. Iften avait bien travaillé à répandre ses germes de division, y compris parmi eux.

Ce dernier se trouvait là, naturellement, flanqué du prêtre guerrier d’un côté et de Wesren de l’autre. Aucun des trois ne parut ravi de me voir, mais ce fut le prêtre qui manifesta le plus son mécontentement. Sans doute ne m’avait-il toujours pas pardonné de l’avoir parfumé au chou-putois durant plusieurs jours. Les prêtres guerriers ne communiquant leur nom à personne d’autre qu’à ceux de leur caste, je n’avais aucun moyen de m’adresser à lui. À supposer que j’en aie eu l’envie, naturellement. Ou qu’il ait eu quoi que ce soit à me dire.

Iften faisait lui aussi tout son possible pour m’éviter. Cela ne m’aurait pas gênée outre mesure si je n’avais pas été intriguée par un détail le concernant. J’étais convaincue que son avant-bras avait été grièvement blessé par Isdra, qui lui reprochait d’avoir insulté la mémoire de son promis. Iften avait refusé mes soins, préférant s’en remettre aux charmes magiques du prêtre guerrier. Depuis, il paraissait avoir récupéré totalement l’usage de son bras, mais la protection de cuir qui le dissimulait en permanence aux regards m’empêchait d’en être sûre.

Yers, autre chef de guerre, s’inclina respectueusement devant moi en me souriant chaleureusement. En réponse, je m’inclinai pareillement et lui rendis son sourire.

J’avais constaté que les Firelandais manifestaient leur estime ou leur respect de la sorte : la profondeur d’une inclination du buste ou de la tête en disait long sur le statut social ou le rang hiérarchique de celui ou celle à qui elle s’adressait. C’était également pour eux une manière de manifester leur opinion lors de débats ou de discussions. Ils le faisaient sans même y penser, et ils auraient sans doute été surpris si je le leur avais fait remarquer.

Simus étant resté à Fort-Cascade et Iften étant le second de Keir, Yers arrivait en troisième position dans l’ordre hiérarchique. C’était un bel homme, de taille moyenne, aux cheveux châtains et au nez aquilin. Il apportait à Keir un soutien sans faille, ce dont je lui étais reconnaissante.

Sal, chef de guerre responsable de l’intendance, me salua elle aussi, mais de manière plus neutre. Elle ne prenait pas parti dans les conflits qui agitaient l’état-major. Tant qu’elle pouvait assurer les besoins de l’armée, elle était satisfaite. Aret, chargée des chevaux, prêtait une oreille aux arguments des deux parties en présence et choisirait sans doute le camp du vainqueur. Tsor et Uzaina, chefs de guerre chargés d’encadrer l’armée lorsqu’elle était en mouvement, n’avaient eux non plus pas encore pris parti, même s’ils penchaient en faveur d’Iften.

Wesren, responsable des bivouacs et campements, avait depuis longtemps fait son choix en soutenant Iften sans réserve. À l’inverse, Ortis, un homme d’une carrure impressionnante qui avait su faire preuve d’une surprenante douceur pour prendre soin de la petite Meara, était acquis à la cause du Seigneur de Guerre. Il commandait les éclaireurs et les messagers sur lesquels Keir comptait beaucoup, et à ce titre, il constituait un allié précieux.

Joden s’était également joint à la réunion d’état-major. En selle sur son cheval, il se tenait à l’écart, les yeux fixés sur la Grande Prairie. Je décidai d’aller le saluer.

— Bonjour, Joden.

Lentement, il tourna vers moi sa large et sombre face. Puis il inclina brièvement la tête et répondit simplement :

— Xylara…

Je n’en montrai rien, mais son attitude réservée me blessait. Joden avait été pour Keir et moi un ami cher et un allié précieux. Mais depuis que la peste avait fait ses ravages dans nos rangs, une sorte de désespoir s’était emparé de lui, et il s’était éloigné de nous. Devoir s’occuper des morts, chanter pour honorer leur mémoire, jour après jour, avait constitué pour lui une épreuve dont il ne s’était pas remis.

Il était franc dans son opposition, dont il nous avait fait part loyalement, mais celle-ci n’en demeurait pas moins douloureuse – pour moi comme pour Keir, même si ce dernier n’en laissait rien paraître. Joden avait été le premier à me donner le titre de Captive et à m’expliquer le rôle que me conférait ce statut dans la société firelandaise. Mais à présent, il ne m’appelait plus que par mon nom xyian.

En l’entendant s’adresser à moi ainsi, Marcus le foudroya du regard. Iften, lui, eut un petit sourire satisfait. Sous la surface des choses et l’apparence de discipline d’une armée en mouvement, les tensions restaient vives. Ce serait au Conseil des Anciens de trancher ce débat et d’énoncer les vérités qui s’imposeraient à tous. À cette idée, je sentis un poids tomber sur mes épaules.

— Sommes-nous prêts ? demanda Keir.

Surprise par cette entrée en matière, je le dévisageai en me demandant ce qu’il entendait par là. Sans me prêter attention, il consulta l’un après l’autre ses chefs de guerre, qui tous hochèrent la tête avec empressement.

— Les éclaireurs ont exploré les alentours et n’ont trouvé aucune menace, rapporta Ortis.

Keir le remercia d’un sourire satisfait.

— Dans ce cas, commenta-t-il, nous pouvons célébrer dignement notre retour chez nous. Ensuite, nous dresserons le camp pour la nuit.

— Il nous restera bien assez de temps pour chevaucher quelques heures, protesta Iften. Si nous avançons à l’allure que vous proposez, l’herbe aura repoussé avant que nous ayons atteint le Cœur des Plaines !

Keir riva son regard sur le sien et déclara calmement, sans hausser le ton :

— Lorsque nous aurons dansé, nous nous reposerons. Wesren ? Fais en sorte qu’un campement puisse être dressé ici même pour cette nuit. Nous partirons demain matin.

Je retins mon souffle. Il était déjà arrivé à Iften de défier ouvertement l’autorité de Keir, mais cette fois, il avait affaire à un homme en pleine possession de ses moyens et non à un convalescent affaibli par la maladie.

Finalement, Iften fut le premier à détourner le regard, et j’étouffai un soupir de soulagement. Je ne doutais pas que Keir puisse le vaincre en duel, mais je ne tenais pas à le vérifier.

— Marcus ? demanda Keir en se tournant vers lui. Tu restes ici avec moi ?

— Bien sûr.

Sur ce, Marcus mit pied à terre et entreprit d’enlever ses sacoches de selle. Puis il alla faire de même avec l’étalon noir de Keir.

— Keir ? m’inquiétai-je en le regardant faire. Qu’est-ce que…

Le visage détendu, il me sourit avec l’expression d’un gamin facétieux préparant une bonne farce.

— Tout va bien, Lara, affirma-t-il. Je te demande simplement de descendre de cheval.

Bien que perplexe, j’obtempérai. Grandcœur, lui, ne paraissait pas surpris le moins du monde. À le voir piaffer d’impatience tandis que Marcus lui ôtait ses sacoches à son tour, on aurait dit qu’il était au courant de ce qui se tramait.

Une fois que ce fut fait, Marcus m’entraîna un peu à l’écart. Rejetant la tête en arrière, Keir lança vers le ciel un long cri perçant. Comme un seul homme, tous les guerriers firent silence et se tournèrent vers nous. Je vis alors qu’ils s’étaient eux aussi débarrassés de leurs sacoches de selle. Même les chevaux de bât avaient été déchargés de leur fardeau. Tous, hommes et bêtes, paraissaient figés dans la même attente impatiente.

— Heyla ! hurla Keir en dressant les bras vers le ciel. Nous sommes de retour !

— Heyla !

Le cri enthousiaste avait jailli de milliers de poitrines, tandis qu’hommes et femmes se précipitaient au galop vers la plaine. Les chefs de guerre, accompagnés du prêtre guerrier lui-même, se hâtèrent de se joindre à eux. Grandcœur et le cheval de Marcus suivirent le mouvement.

Keir sauta souplement à bas de son étalon, qui les rejoignit en gambadant. Puis il vint à moi et me prit la main. Ensemble, nous regardâmes le spectacle étonnant qui se déroulait sous nos yeux. Cela n’avait rien de la pagaille indescriptible à laquelle je m’étais attendue. Ce que je voyais, c’était une danse très particulière, un ballet équestre auquel il ne m’avait jamais été donné d’assister. Après quelques instants de mise en place, les figures exécutées par ces cavaliers émérites apparaissaient pour se brouiller peu après et en former d’autres.

Les cris de joie, les rires, les chants et les hennissements des chevaux parvenaient jusqu’à nous, portés par le vent. Keir n’arrêtait pas de rire, lui aussi, et cette manifestation de joie insouciante m’émouvait. Je découvrais pour la première fois un homme différent, débarrassé du poids des soucis et des responsabilités.

Quand mes yeux revinrent se poser sur la chorégraphie en cours, je poussai un petit cri de surprise en constatant que les cavaliers mettaient pied à terre. Hommes et bêtes se séparèrent pour tracer chacun de leur côté leurs propres figures, dans un ensemble parfait.

Serrant la main de Keir dans la mienne, je lui lançai :

— Tu devrais être avec eux !

Il tourna la tête vers moi, et je vis que même ses yeux bleus souriaient de contentement.

— Je préfère être ici, répondit-il. Et voir le spectacle à travers tes yeux.

Je lui rendis son sourire en lui caressant la joue et me tournai vers Marcus, qui demeurait impassible sous sa capuche, les bras croisés sous sa cape.

— Marcus, lui dis-je. Toi aussi, tu devrais…

Il me fit taire en m’interrompant d’un ton agacé.

— Me joindre à cette mêlée, avec un seul œil ? Auriez-vous perdu tout sens commun, Votre Altesse ?

Comprenant qu’il n’avait pas tort, je reportai mon attention sur ce qui se passait dans la plaine, où hommes et chevaux poursuivirent leur démonstration quelques instants encore. Puis, à mon grand émerveillement, je vis des cavaliers qui sautaient sur leur monture sans même que celle-ci ait besoin de ralentir sa course. Bouche bée, je compris que tous allaient se remettre en selle ainsi, sans effort apparent ni accident.

Trois chevaux se détachèrent de la masse en mouvement et foncèrent vers nous – ceux de Marcus et de Keir, suivis de mon Grandcœur, quelques mètres derrière.

Lâchant ma main, Keir fit un pas de côté et regarda sans frémir son étalon arriver droit sur lui. Ce qui s’ensuivit fut si soudain que je n’eus pas le temps d’avoir peur. Alors que sa monture passait devant lui, Keir tendit le bras, vif comme l’éclair, et se retrouva en selle aussitôt après. Marcus dut faire de même, car lorsque je le regardai, il suivait Keir sur son propre cheval. Tous deux, emportés au galop, se trouvaient loin déjà.

Avec horreur, je compris alors que Grandcœur devait s’attendre que je les imite. Ses sabots martelant le sol dans un nuage de poussière, il arrivait sur moi à toute vitesse. Tétanisée, je le vis passer devant moi en me frôlant de si près qu’il fit voleter les pans de ma cape.

Tandis que retentissait le rire de Keir, Grandcœur stoppa brusquement et fit demi-tour pour me rejoindre. Il vint poser son chanfrein contre ma poitrine, mais j’avais eu le temps de lire dans ses yeux bruns que je l’avais déçu. Pour le consoler, je lui flattai les oreilles. Keir, qui nous observait à distance, en riait encore.

Keir ne tarda pas à restaurer la discipline dans les rangs de ses guerriers fatigués mais ravis. Chacun récupéra ses sacoches de selle, les éclaireurs reprirent leurs rondes, et on s’activa à dresser le camp pour la nuit.

En observant toute cette agitation, je m’aperçus qu’on n’établissait pas un camp dans la Grande Prairie comme on pouvait le faire au royaume de Xy. Il n’y avait pas d’arbres, ici, aussi fallut-il chercher dans les herbes hautes des bouses séchées qui serviraient de combustible.

Ensuite, de larges plaques d’herbe furent découpées et mises de côté, révélant la terre nue, que l’on creusa avant d’y préparer les feux. Marcus m’expliqua, en réponse à mes questions, qu’à la saison sèche, il fallait redouter les feux de broussailles et redoubler de précautions.

Malgré l’attrait de la nouveauté, l’étendue de ces grands espaces et l’immensité du ciel m’étourdissaient toujours. Aussi, comme Marcus refusait de me laisser faire quoi que ce soit, décidai-je de m’occuper l’esprit en étudiant les herbes et les plantes qui m’entouraient. Quelles propriétés médicinales pouvaient-elles receler ? De mes bagages, je tirai un de mes précieux cahiers vierges. Puis, après être allée m’asseoir à l’écart de l’agitation générale, je me mis au travail.

La diversité de la flore m’étonna tout de suite. Il ne poussait pas que de l’herbe dans la Grande Prairie, loin de là. On y trouvait quantité de plantes rampantes et de buissons bas, dont certains portaient des baies.

Je commençai à observer, à cueillir, à sentir, à goûter. Après avoir fait sécher une partie de mes récoltes, je pourrais préparer des potions et les tester – avec prudence, bien entendu. C’était là le domaine d’expertise d’Eln, mon vieux maître, plus que le mien. Je me contenterais d’effectuer les premières observations et lui enverrais par le prochain courrier pour Fort-Cascade des échantillons à analyser de manière plus approfondie. Ainsi absorbée par mes recherches, je ne vis pas le temps passer, jusqu’à ce qu’une voix finisse par me tirer de mes pensées.

— Ah… gémissait-elle. Mon cœur souffre ! Je ne pourrai pas y survivre…

Surprise, je redressai la tête. Le jour touchait à sa fin, et à en juger d’après les odeurs délicieuses qui flottaient dans l’air, Marcus était en train de préparer notre repas. Tout près de moi, Keir était étendu dans les herbes hautes. Les mains croisées sur la poitrine, il observait le ciel.

— Keir ?

— Mon amour me néglige pour un autre, poursuivit-il sans me regarder, comme s’il prenait les cieux à témoin.

En souriant, je glissai dans mon cahier une dernière plante et le refermai avec un claquement sec.

— Que peut faire un Seigneur de Guerre si sa Captive reste insensible à ses appels ? se lamenta-t-il de plus belle. Comment doit-il réagir, si elle le snobe et si elle l’ign…

Je le fis taire d’un baiser, qui ne prit fin que lorsque nous fûmes l’un et l’autre sur le point de manquer d’air.

— Je te consolerai de ta peine ce soir, lui murmurai-je à l’oreille. Quand nous serons dans notre tente.

Son sourire s’élargit et il roula sur le côté, passant un bras autour de ma taille.

— Pourquoi attendre, Captive ?

Sa voix basse et rauque trahissait son désir. Même à travers nos vêtements je sentais sa chaleur.

— Notre tente est prête, reprit-il. Nous pourrions… Un cri vint l’interrompre.

— Seigneur de Guerre ! Des ehats ! Des ehats !

L'élue
titlepage.xhtml
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Vaughan,Elizabeth-[Epopee de Xylara-3]L'Elue(2007).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html